Loading

L’Espace Django : contre la culture hors-sol, le hors salle par Stéphane Deschamps & La FEDELIMA

Le Neuhof est un quartier de 22 000 habitants au sud de Strasbourg, dont la France entend plus souvent parler chaque 1er janvier pour ses voitures brûlées que pour l’Espace Django. Pourtant, la salle créée en 2010 et reprise cinq ans plus tard, début 2016, par une nouvelle petite équipe est au cœur d’une approche innovante de la diffusion musicale : sociale, sur le terrain, militante.

Un samedi après-midi d’octobre, la moitié de l’équipe permanente de l’Espace Django est sur le terrain. Le directeur, Pierre Chaput, au poste de défenseur. Le responsable de l’action culturelle, Mourad Mabrouki, dans les buts. Et MC Baya, l’adulte-relais recruté un mois plus tôt, derrière les platines pour l’animation musicale. Le reste de l’équipe : les gamins du quartier qui s’affrontent lors d’un tournoi de foot amical. Ça se passe square Nontron à Neuhof-Cité, sur un petit terrain de sport qui ne paie pas de mine, entouré d’immeubles bas et à un bloc d’un secteur réputé pour être un repaire de dealers. En partenariat avec des associations, le tournoi est organisé par l’équipe de Django, qui ne fait pas que jouer au foot : elle se montre, discute avec les enfants et les parents présents, lance des rendez-vous et des idées (comme rénover le terrain avant le prochain tournoi dans trois mois). Une illustration par l’exemple du quotidien de cette équipe qui gère une salle de concert, mais est plus souvent dehors que dedans.

La salle elle-même se trouve à cinq minutes à pied, dans le centre de Neuhof-Cité, sorti de terre en 2010 à la faveur d’un programme de l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine), en même temps que l’arrivée du tramway (Neuhof est le terminus de la ligne C, qui va jusqu’à la gare de Strasbourg), la construction d’un parc et d’un supermarché. L’Espace Django fait partie du Centre culturel Django-Reinhardt, qui regroupe dans les mêmes locaux une médiathèque, gérée par la ville de Strasbourg, et une école de musique, gérée par le CSC Neuhof. A sa création, la salle de concert était elle-aussi gérée en direct par la ville et programmait principalement des musiques du monde. Et puis en 2016, l’association BeCoze, avec Pierre Chaput et son équipe (à laquelle il faut ajouter le programmateur Benoît Van Kote et Emma Mellado au poste de couteau suisse), remporte l’appel à projets municipal pour la reprise de la salle. Ils ont en commun d’être jeunes, d’avoir travaillé dans la culture, mais jamais dans un lieu, et d’avoir de leur mission une vision presque utopique, ou pour le moins novatrice.

Avec un budget annuel au départ d’environ 500 000 euros, le projet tient dans un concept qui reste à inventer : le post-équipement. Pierre Chaput, directeur : « Les collectivités ont tendance à résonner en termes de lieux. Mais pour des tas de raisons, plein de gens ne fréquentent pas les lieux. Dans notre projet, il y a la volonté d’une adresse directe, comme dans les art de la rue. Les artistes sont partout et tout le temps les bienvenus, en salle bien sûr mais aussi à l’extérieur, dans cette scène à ciel ouvert qu’est devenu pour nous le Neuhof et plus largement Strasbourg »

Django a trouvé l’antidote à la culture hors-sol : le hors-salle. Dès sa prise de fonction en janvier 2016, l’équipe tâte le terrain, établit un diagnostic, va à la rencontre des associations du quartier (il en existe plus de 50) et lance avec la JEEP Neuhof le petit-déjeuner des partenaires, un rendez-vous mensuel qui permet à une quarantaine d’acteurs sociaux, éducatifs et culturels de se rencontrer et d’échanger. Puis les premières actions de diffusion sont mises en place : concerts et séances de cinéma pour les enfants (à prix libre et avec pop-corn), animations artistiques dans les crèches ou les écoles à l’heure de la récré, concerts impromptus en bas des immeubles, concerts secrets où le public ne sait pas ce qu’il va voir ni où, interventions musicales dans des lieux inhabituels (salles d’attente, maisons de retraite, commerces), mise en musique des tournois de futsal par MC Baya, l’ancien bénévole devenu salarié…

Django a trouvé l’antidote à la culture hors-sol : le hors-salle

L’équipe Django est aussi présente chaque semaine sur le marché qui – ça tombe bien – se tient pile devant l’Espace Django. Le marché est le seul moment/lieu où les habitants du Neuhof peuvent se croiser, dans toute leur diversité. Car ce quartier qui recense 22 000 habitants d’une cinquantaine de nationalités est plus complexe que l’attention que lui portent les médias nationaux, quand des voitures y brûlent la nuit de la Saint-Sylvestre. Sur le mur en face de son bureau, Pierre Chaput n’a pas punaisé une affiche de concert, mais un plan du Neuhof. Le quartier est au centre de l’action de l’Espace Django, et l’Espace Django est pile au centre du quartier. A la périphérie sud de Strasbourg, le Neuhof est de tradition un quartier dit « difficile », touché par le chômage et la pauvreté. Depuis longtemps, Strasbourg y a relégué les structures d’accueil pour handicapés et personnes âgées. Différentes populations y vivent dans quatre sous-quartiers qui vont de l’hyper centre très urbain au village à l’ancienne, en passant par les logements pour manouches et gitans, et d’autres espaces forestiers et résidentiels.

Le grand défi pour Django, c’est de se faire connaître de tous. Aucun membre de l’équipe d’origine n’a grandi dans le quartier, ni n’y habite. Mais la confiance s’est gagnée petit à petit par la présence sur le terrain et la personnalisation, à force de se croiser, de se parler, de se reconnaître.

« On est parti d’un projet écrit, qu’on remodèle au fur et à mesure de notre connaissance du quartier, des enjeux, des gens. Aujourd’hui pour communiquer, je ne passe plus par les affiches ou les mails, j’appelle les gens ou j’envoie des textos directement. On lance plein de flèches, et au bout d’un moment on touche. On a tout inventé pour essaimer et irriguer le territoire, dans des lieux qui n’avaient pas vocation à accueillir de la culture. La salle est devenue une base arrière », explique Mourad Mabrouki. Aujourd’hui, Mourad ou Pierre sont devenus pour les habitants Mourad et Pierre « de Django ». Un jour, quelqu’un s’est même présenté à l’accueil en demandant à rencontrer « monsieur Django ».

On pourrait presque l’oublier, mais l’Espace Django est d’abord une salle de concert de 400 places. La stratégie de l’équipe est donc d’aller à la rencontre de la population, pour ensuite l’amener à fréquenter la salle. Là encore, par étapes. Django produit seulement 30 dates « classiques » par an (dix par trimestre), dans une esthétique hybride « musiques actuelles du monde » (électro africaine ou rock chinois par exemple). C’est le cœur du métier, mais le projet va bien au-delà. « Je suis plus intéressé par la composition du public en salle que par la fréquentation, et plus intéressé par la fréquentation du projet au sens large que celle de la salle. Quand j’en rends compte aux collectivités, je leur dis que les chiffres « habituels » ne racontent rien de nos ambitions. Ça questionne l’évaluation de ce type de projet », explique Pierre Chaput. Subventionné à 80 %, l’Espace Django peut compter sur une centaine d’abonnés (c’est beaucoup pour une salle de 400 places debout), une quinzaine de bénévoles, et propose des tarifs réduits et solidaires comme les billets « suspendus ». Et si l’équipe est souvent en extérieur, la salle est rarement inoccupée. Elle accueille des musiciens en résidence et fait de l’accompagnement (pépinière, Iceberg, information et conseil), produit des rendez-vous mensuels (rencontres avec des artistes, soirées blind-test, karaoké live...), invite le public à assister aux balances et à découvrir l’envers du décor.

À côté des concerts classiques, des intiatives comme le Django Soul Train sont proposées.

Dans une ambiance survoltée, les participants forment une haie d’honneur au sein de laquelle chacun est amené à évoluer, dans des mouvements dansés.

Les Fat Badgers, groupe local incontournable de funk, animent la soirée sous le signe des 70s : paillettes, fluo, boule à facette, tout y est !

En quatre ans d’activités, Django a réussi à toucher les enfants et les adultes. Le défi reste d’atteindre les ados et les jeunes adultes du quartier, pour qui la musique se consomme essentiellement sur un smartphone, loin des lieux institutionnels. Pour cela, l’équipe peut compter sur deux de ses dernières recrues, MC Baya salarié au poste d’adulte relais et Alban Schwab, arrivé lui aussi en septembre, pour ses huit mois de volontariat en service civique. Le premier vit à Neuhof-Cité depuis cinq ans, il partage le quotidien des familles et connaît les musiciens du quartier. En plus de son activité de DJ ambianceur, il peut faire de la médiation directe et sur mesure. Le second vit lui aussi au Neuhof et il présente l’avantage d’avoir 18 ans, l’âge idéal pour s’adresser aux jeunes du quartier. Il a découvert l’Espace Django début 2018, lors du concert de Lino. « C’était extraordinaire de voir un rappeur que j’adore passer chez moi. Ici, tout le monde écoute de la musique. Moi, je suis comme tout le monde ici, et je vais travailler à Django pendant huit mois. Je voudrais créer de la confiance, pour amener les gens de mon âge de l’écoute sur une enceinte et un smartphone à une écoute collective, dans un lieu de concert. Parce que c’est pareil en plus grand », dit Alban avec la fougue de sa jeunesse.

« On aurait pu organiser un concert avec tous les rappeurs dU Neuhof, tempère le programmateur Benoît Van Kote, mais on ne l’a pas fait parce qu’on veut d’abord les rencontrer, connaître leurs projets, voir comment on peut les aider, leur montrer qu’ils peuvent utiliser Django comme un outil, pas seulement le temps d’un concert. On arrivera à cette soirée, mais ça va passer par un dialogue et du temps ».

Encore une fois, l’action est envisagée en amont de la production et de la diffusion, comme la permaculture, dans le respect de l’écosystème local.

Les trois années passées ont été denses et parfois usantes pour l’équipe, mais le bilan est positif. L’association BeCoze vient de resigner pour trois ans une convention, cette fois multipartite avec la ville, l’État et le département. Le budget annuel passe de 500 000 à presque 700 000 euros, ce qui a permis la création d’un poste et demi. Mais pas de folies en vue, Pierre Chaput n’a pas par exemple pour projet d'organiser un festival dans les mois à venir, préférant l’idée d’une saison culturelle de territoire, gratuite et en extérieur, plutôt qu’un événement certes plus visible mais ponctuel. Pour les trois années à venir, la vision est celle d’un développement durable, en profondeur : travailler plus avec des musiciens du quartier et produire des créations, mais en priorité enraciner l’activité déjà existante, puis attendre qu’elle porte ses fruits. Mourad Moubraki : « Le plus gratifiant pour moi, c’est de croiser les mômes qui me parlent encore des spectacles de Monsieur Girafe, de musique contemporaine ou de rap que Django a amenés dans leur cour de récré ». Dans quelques années, les mômes auront grandi et n’auront pas oublié l’Espace Django.

Crédits photos : Bartosch Salmanski

Credits:

Bartosch Salmanski